lundi 27 janvier 2014

Les Droits de l'Homme : que reste-t-il des valeurs qui ont fondé ces droits ?



Manifestation de personnes déplacées pour faire place à des projets économiques à Bombay le 23 juillet 2007 (Arko Datta/Reuters).

Accrochez-vous, la déferlante des droits de l’homme va vous tomber dessus. Dans un pays qui continue de se proclamer leur « patrie », le soixantième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, le 10 décembre, ne pouvait pas être manqué. Mais, au-delà des bons sentiments, ces droits sont-ils encore universels ?

Un peu d’histoire

Nous avons la chance d’avoir encore un grand témoin de l’élaboration et de l’adoption de la Déclaration universelle de 1948 en la personne de Stéphane Hessel, 92 ans, personnage aux dimensions mythiques, fils de père allemand et de mère française, dont la famille a inspiré l’histoire de « Jules et Jim » portée à l’écran par Truffaut ; résistant torturé par la Gestapo ; diplomate engagé dans la construction du monde multilatéral d’aprè-guerre ; aujourd’hui encore militant, notamment de la défense des sans-papiers (on se souvient qu’il fut le médiateur lors de l’occupation de l’église Saint-Bernard, en 1997).

Tout jeune diplomate, Stéphane Hessel a fait partie des pionniers de l’ONU et a été témoin de la négociation de la Déclaration, sous l’égide de fortes personnalités comme le Français René Cassin (1887-1976) ou Eleanor Roosevelt (1884-1962), la veuve du président américain.

Dans un livre récent d’entretiens avec le journaliste Jean-Michel Helvig (« Citoyen sans frontières », Fayard, 2008), Stéphane Hessel souligne que cette déclaration était d’abord celle des vainqueurs de la guerre, et qu’il y avait eu débat sur le mot « universel » :
« Ne valait-il pas mieux parler de Déclaration “internationale” plutôt qu’“universelle”, ce qui paraîtrait prétentieux ou en tout cas inexact ? Mais [les Français] Henri Laugier et Cassin pensaient que les “vaincus” reprendraient un jour leur place dans les Nations unies, et que la Déclaration leur serait donc applicable. »
Il fut souvent opposé à cette Déclaration qu’elle serait celle du monde occidental et blanc, à l’image des 56 Etats de la toute nouvelle ONU qui l’étaient en grande partie, même si les empires coloniaux étaient encore intacts. Hessel rappelle le débat avec les pays communistes conduits par l’URSS, qui mettaient l’accent sur les droits économiques et sociaux plutôt que sur les droits civils et politiques :
« On redoutait un vote négatif des pays communistes, mais aussi des arabes -notamment l’Arabie saoudite, représentée par un Jordanien très énergique- qui avaient du mal à accepter l’égalité des droits entre l’homme et la femme figurant dans la Déclaration. »
Résultat : le texte a été adopté par 48 Etats sur 56, l’Afrique du Sud (sous domination blanche à l’époque), l’Arabie saoudite, la Pologne, la Tchécoslovaquie, l’URSS et la Yougoslavie s’abstenant, tandis que le Honduras et le Yemen ne prenaient pas part au vote. Universalité relative, donc, mais pas non plus un club totalement fermé.

Une mise en œuvre à géométrie variable

La Déclaration universelle s’est rapidement heurtée à deux obstacles majeurs : la guerre froide naissant peu de temps après l’adoption de ce texte et grippant la machine multilatérale onusiennne ; et l’hypocrisie générale des Etats signataires, même si la sincérité de leurs auteurs n’est pas en doute.

La guerre froide, avec la division de l’Europe en deux blocs antagoniques, et la guerre de Corée qui éclata en 1950, limita la portée de la démarche engagée à l’ONU. Outre la Déclaration, il devait y avoir des pactes pour en préciser la mise en œuvre, et une Cour internationale pour les droits de l’homme afin que les Etats rendent des comptes sur leurs actions.

Il faudra attendre vingt ans pour obtenir la signature des deux pactes -celui sur les droits économiques et sociaux, et celui sur les droits civils et politiques- dont la portée reste aujourd’hui limitée ; et la Cour pour les droits de l’homme s’est transformée en simple Commission sans grand pouvoir. L’élan de l’immédiat après-guerre, porté par le « plus jamais ça » de ceux qui avaient vécu l’horreur et la barbarie, avait cédé la place aux enjeux de puissances.

Quant à l’hypocrisie, est-il vraiment besoin de la démontrer ? La France elle-même, vertueuse et volontiers donneuse de leçons, signait la Déclaration universelle, mais se refusait à décoloniser. Pour citer encore Stéphane Hessel :
« On a voulu ralentir [la décolonisation, ndlr] en affirmant que les droits de l’homme seraient mieux respectés par le canal de notre administration que par une décolonisation trop rapide. »
L’écrivain malgache Jean-Luc Raharimanana rappelait vendredi sur Rue89 le souvenir du massacre commis par l’armée française à Madagascar en 1947 : des dizaines de milliers de morts au moment même où les négociateurs français défendaient un bel idéalisme à New York. Et il ne s’agit évidemment pas d’un cas unique.

Il est heureux que ce soixantième anniversaire coïncide avec la fin de l’ère Bush, qui a été marquée par le viol répété non seulement des principes de la Déclaration universelle, mais des lois américaines elles-mêmes, avec les centres de détention extraterritoriux, la torture, les emprisonnements sans procès... Et, par dessus tout, la ruine de toute idée d’« ingérence humanitaire » avec l’envoi d’un corps expéditionnaire en Irak au nom de la démocratie, pour plonger ce pays dans un bain de sang sans précédent.

Et que dire des Etats qui n’étaient pas encore nés lors de la signature de la Déclaration « universelle », et qui se sont empressés d’en fouler aux pieds les principes dès lors qu’ils se sont libérés du joug colonial. Les dictatures du tiers-monde n’ont pas été plus vertueuses que leurs maîtres coloniaux, quelle qu’ait été leur couleur politique ou leur latitude.

Le bilan des soixante ans écoulés depuis la signature de la Déclaration universelle des droits de l’homme est assurément pénible : d’un côté, de formidables avancées avec l’émancipation du monde colonial, la construction d’un code international de règles et de normes, l’émergence d’une société civile sans précédent ; mais de l’autre, des violations massives, individuelles ou collectives, de ces mêmes droits, et même le retour du génocide malgré le « plus jamais ça » de 1945.

Peut-on croire encore en l’universalisme ?

On l’a vu, la principale contestation initiale de la Déclaration universelle des droits de l’homme est venue du monde communiste, au nom des droits économiques et sociaux. Ce clivage est aujourd’hui révolu (même si, par un retour de l’histoire, quand le Nouvel Observateur demande aux Français quels droits sont mal respectés en France, c’est le « droit au travail » qui arrive en tête), mais a été remplacé par une approche culturaliste.

Il y a eu les « valeurs asiatiques » chères à l’homme fort de Singapour, Lee Kwan Yew, qui cachait derrière un paternalisme confucéen un autoritarisme très classique. Là encore, l’argument a largement vécu. Même la Chine, un temps tentée par l’approche à la Lee Kwan Yew, accepte aujourd’hui le principe des droits de l’homme : elle a juste quelques difficultés à les mettre en œuvre...

Mais il y a aujourd’hui une lame de fond de contestation au sein du monde musulman, rejetant des valeurs discréditées, il est vrai, par la volonté américaine de les imposer par la force. Sans parler des positions extrêmes à la Ben Laden, il y a, y compris au sein du « mainstream » islamique, une contestation de l’universalisme occidental.

Au début de cette année, on ainsi vu l’entrée en vigueur d’une « Charte arabe des droits de l’homme », qui a fait polémique car elle est apparue comme tentative régionale de redéfinir ce qui avait été qualifié d’« universel.

Cette Charte, qui avait été soutenue avec quelques réserves par Louise Arbour, alors haut commissaire des Nations unies aux Droits de l’homme, semble une tentative de compromis entre les principes islamiques, ceux de la Charia, et ceux de la Déclaration universelle. Incorrigible optimiste, Stéphane Hessel trouve lui aussi que cette Charte arabe constitue “une avancée” :

“Certes, elle comporte des omissions sur les femmes, ou des déviations comme sur le sionisme. L’influence des idées existe, et l’idée d’universalité des droits de l’homme est fondamentale, mais les idées ne surmontent pas encore un certain nombre d’obstacles.

Cette Charte constitue cependant un progrès, parce qu’auparavant, les Arabes n’avaient pas réfléchi entre eux à ce que pourraient être les droits de l’homme. Le fait qu’il n’y ait pas aujourd’hui une seule organisation régionale -OUA, OEA, ASEAN- qui ne se soit posé la question des droits de l’homme est un progrès majeur.”

Le problème du monde actuel semble moins tenir à la nature même de ce texte, largement acceptable sous toutes les latitudes et qui, loin de dicter le système politique ou les institutions, est un catalogue de bon sens pour des individus qu’aucun relativisme culturel ou politique ne devrait permettre de soumettre à l’arbitraire du pouvoir de l’heure. Non, l’obstacle numéro un tient aux nouveaux équilibres mondiaux.

Ce ne sont pas tant les principes universels qui sont contestés, que l’organisation du monde tel qu’il a fonctionné jusqu’ici. La quasi mort clinique des Nations unies, le “suicide” de l’hyperpuissance américaine sous l’administration Bush, et l’émergence de nouvelles puissances aux égoïsmes exacerbés, comme la Russie et la Chine, affaiblissent tout le système multilatéral né après la guerre, et surtout les instruments relatifs aux droits de l’homme. L’idée généreuse d’“ingérence humanitaire”, par exemple, est morte par excès d’affection des néoconservateurs américains et leurs amis.

L’arrivée de Barack Obama marque symboliquement une nouvelle étape, et il appartiendra au nouveau président américain de redéfinir, avec les autres puissances de l’heure, les règles du jeu du nouveau monde. Mais il serait dangereux et régressif de ne pas s’appuyer, dans cette démarche, sur l’un des rares textes qui constituent une réelle avancée de l’humanité, cette Déclaration universelle des droits de l’homme, décriée, bafouée, mais toujours indispensable de par son article premier :
“Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits”.
On n’a pas trouvé mieux depuis.

Photo : Lors d’une manifestation de personnes déplacées pour faire place à des projets économiques à Bombay le 23 juillet 2007 (Arko Datta/Reuters).

http://rue89.nouvelobs.com/2008/12/08/les-droits-de-lhomme-sont-ils-universels-oui-mais

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