mardi 4 février 2014

Québec : Le voile comme carte d'identité politique, par Fatima Houda-Pepin (1994)


Ce n'est pas d'hier que la question du voile islamique fait débat au Québec. En témoigne cet article de Fatima Houda-Pepin publié dans le quotidien La Presse en janvier 1994.

Élue à l'Assemblée nationale en septembre 1994, Mme Houda-Pepin a été la première parlementaire musulmane dans tout le monde occidental.

Arrivée au Québec en 1976 à l'âge de 24 ans, elle a lutté sans relâche à la défense des Maghrébines et contre les islamistes, tout en poursuivant ses études jusqu'à l'obtention d'un doctorat en relations internationales, et en subissant les insultes personnelles grossières de l'islamiste Salam Elmenyawi. Lire à la fin de l'article quelques notes sur son parcours impressionnant.

Je vous salue, Fatima !



Les trois religions monothéistes - juive, chrétienne et musulmane - ont montré un souci particulier pour le comportement des femmes quant à leur modestie et la décence de leurs parures vestimentaires.

Chez les juifs orthodoxes, les femmes doivent se couper les cheveux et les dissimuler sous une perruque. Alors que les femmes sépharades ont porté traditionnellement des foulards et des coiffes aux couleurs locales de leur pays respectif. Saint Paul, l'Apôtre des gentils, six siècles avant l'avènement de l'Islam, s'est penché sur la question du voile dans son Épître aux Corinthiens. Dans ce texte éloquent, le voile est imposé aux chrétiennes en tant que signe de leur subordination à l'homme dans l'Église.

Une recherche documentaire permet de retracer à suffisance les images, les illustrations et les peintures représentant la Vierge Marie et les femmes de son époque portant de grandes étoffes couvrant leurs cheveux et une partie de leur corps. L'icône de la Vierge à l'enfant dite de Vladimir (XIIe siècle) avec son châle noir aux bordures dorées est assez éloquente à cet effet.

Étymologiquement, le «hijab», du verbe «hajaba» signifie cacher, dérober au regard. Le voile est appelé différemment selon les modes et les façons de le porter. Les termes les plus souvent utilisés en arabe classique sont le «hijab» (voile couvrant les cheveux), le «khimar» (châle), le «néquab» ou «litham» (voile cachant le visage), sans compter les multiples dénominations qu'on retrouve dans les autres langues comme le persan (Tchadour), le turc (Tcharchaf) et les multiples parlers locaux (haïk, djellaba, etc...).

Le Coran a fait mention du voile dans des contextes assez particuliers. Les versets 16 et 17 de la sourate IXX, intitulée «Marie» (La Vierge) confirment que le voile est antérieur à l'Islam:

«Parle dans le Coran de Marie lorsqu'elle se retira loin de sa famille dans un endroit à l'Est (de Jérusalem). Elle se couvrit d'un voile (hijab) qui la déroba à leurs regards».

Les premiers exégètes musulmans qui ont écrit les commentaires sur le Coran, tel que Tabari (839-923) dans son célèbre ouvrage l'Histoire (Tarikh), volume III réfère à la «descente du hijab» dans le sens de «rideau» (sitr). Il s'agit ici du verset 53 de la sourate XXXIII qui instaure le hijab dans le sens d'un «rideau» devant marquer le respect à l'égard des épouses du Prophète Mohamed. Le verset fait référence à un incident où des invités au mariage du Prophète avec sa cousine Zaynab s'étaient attardés indûment dans sa chambre nuptiale la nuit de ses noces.

Avec l'instauration du système dynastique en 661, le hijab au sens de «rideau» a été institutionnalisé par le Khalife Omeyyade, Mouawiya ibn Abi Soufyan. Desormais, le hijab marquera la distance à la fois spatiale et sociale entre les gouvernants et les gouvernés.

Le hijab est également évoqué dans le sens de «rempart» entre le paradis et l'enfer. La sourate 88 s'intitule le voile (Al-Ghachiya) et fait référence au jour du jugement dernier. Cette idée est confirmée par le verset 46 de la sourate VII intitulée l'Enceinte du paradis. «Un voile (hijab) sépare les bienheureux des réprouvés (..)».

Le hijab s'est abattu sur les femmes à Médine en l'an 5 de l'hégire (627) dans un contexte de «fitna» (désordre social). Les puissantes tribus de la Mecque, attachées à leurs nombreuses divinités et au prestige socio-économique qu'elles leur conféraient, avaient très mal reçu le message du Prophète les invitant à croire en un Dieu unique et à adhérer à une religion qui réglemente leur vie publique et privée.

Les tribus se sont coalisées et décidé de lui faire la guerre, ce qui l'incita à émigrer avec un groupe de compagnons en 622 vers Yathrib, devenue depuis «Madinat-an-Nabi» (la ville du Prophète, Médine). C'est l'hégire, le début du calendrier musulman et de l'organisation politique de la «oumma» (communauté). Le Prophète venait de perdre la bataille d'Uhud, en l'an 3 de l'hégire (625) et se préparait à défendre «sa» Ville, Médine, dans la célèbre bataille du fossé. Dans ce contexte de guerre civile - comme dans toutes les guerres - les femmes paient malheureusement les plus lourds tributs.

Esclavage et prostitution

C'est ainsi que les femmes de Médine se faisaient attaquer et violer selon une stratégie bien orchestrée par les clans opposés au Prophète, qui les capturaient, les réduisaient à l'esclavage et les forçaient à la prostitution (Ta'arrud). L'un de ces opposants, surnommé la «tête des hypocrites», Abdullah ibn Oubey ibn Saloul vivait justement de ce genre de «commerce» que le Coran avait interdit. C'est également ce même personnage qui a calomnié Aïcha, l'épouse du Prophète en l'accusant d'avoir commis l'adultère, alors qu'elle avait perdu son collier dans le désert, lors d'une expédition où elle accompagnait le Prophète, et qu'elle fut ramenée par Safouan, un cavalier de l'arrière garde.

Pour justifier la pratique du «ta'arrud», les clans rivaux alléguaient qu'ils ne pouvaient distinguer les femmes libres des esclaves. Le dilemme sera tranché par le verset 59 de la sourate XXIII (Les Coalisés):

«O Prophète, dis à tes épouses, à tes filles et aux femmes des croyants de rabattre un pan de leur voile sur leur visage (Jalabibihinna), cela est plus à même de les faire distinguer (des esclaves) et à leur éviter ainsi d'être importunées. Dieu est infiniment Absoluteur et Miséricordieux».

Le verset 31 de la sourate XXIV «La Lumière» (An-Nour) sur lequel les islamistes fondent l'obligation du port du voile, doit être situé dans ce contexte de guerre qui a caractérisé l'an 5 de l'hégire. L'enjeu était de taille: il fallait de toute urgence assurer la sécurité des femmes, ramener la paix dans la cité et assoir l'autorité du Prophète en tant que chef militaire, religieux et politique. Le verset 31 de la sourate XXIV énumère les personnes devant lesquelles les femmes musulmanes seraient dispensées de se voiler et s'adresse au Prophète en ces termes:

«Et dis aux croyantes de baisser leurs regards, de préserver leurs parties intimes, de ne laisser voir de leur parure que ce qui est en évidence. Qu'elles se fassent de leur voile (khomourihinna) un écran sur leur gorge (...)»

En soi, ce verset 31 n'a qu'une valeur morale et éthique tout comme la plupart des versets coraniques. D'ailleurs, la sharia (loi divine et le Fikh, jurisprudence) ne prévoient aucune disposition qui fait du port du foulard «dit islamique» une obligation légale, ni aucune peine pour non respect de cette obligation.

Par contre, la sourate XXIV «La Lumière» s'ouvre sur des versets qui traitent de l'adultère (zina) et qui précisent avec une extrême rigueur les conditions et les châtiments corporels prévus pour ce pêché. Ces dispositions coraniques en rapport avec l'adultère ont été intégrées au droit pénal musulman, dont l'application varie aujourd'hui d'un pays à l'autre, selon leur degré de tolérance religieuse.

Le Coran a donc instauré le hijab, en l'an 5 de l'hégire, dans un contexte particulier, celui d'une ville assiégée, Médine, dans un climat d'agitation politique et sociale grave, dans le but de protéger les femmes du viol et, partant, de l'adultère, un acte sévèrement puni par le Coran (flagellation).

Ce contexte, d'aucuns tentent de le faire oublier en développant une fixation obsessionnelle sur la corrélation hijab-zina (voile-adultère). Selon cette interprétation, les femmes musulmanes non voilées seraient une menace potentielle pour l'ordre social, puisqu'elles incitent les hommes à commettre un acte répréhensible appréhendé: l'adultère.

L'un des ardents partisans du port du voile, le 2e khalife, Omar Ibn Al-Khattab (634-644) a eu fort à faire pour l'imposer aux musulmanes de l'époque. Certaines -dont Sakira bint al-Hussein, l'arrière petite fille du Prophète- ont manifesté ouvertement une vive opposition à l'institutionnalisation du hijab.

Pas de «foulard islamique» universel

Depuis, le débat est ouvert. Chose certaine, il n'existe pas de «foulard islamique» universel ou de tenue caractéristique et généralisée à l'ensemble des femmes dans le monde musulman. Exception faite de l'Arabie Saoudite et de l'Iran, chaque pays, et à l'intérieur de chaque pays, chaque région, témoigne d'un patrimoine vestimentaire intégré à la culture locale. Le «haïk» dans les pays du Maghreb, côtoie la «djellaba» la «sabniya» (foulard de soie brodé) tout autant que le jeans, la maxi ou la mini-jupe.

Le débat sur la pertinence du voile a donné lieu dans les pays musulmans à des prises de positions fort tranchées. Des théologiens et des juristes ont soutenu la lutte d'émancipation des femmes. Tahar Haddad, dans son célèbre ouvrage La femme dans la Scharia et la société, publié à Tunis, en 1929, plaide en faveur de la libération des femmes comme condition préalable à la modernisation de la société. Un an auparavant, l'Égyptien Kacem Amin, a publié au Caire un ouvrage-choc intitulé La libération de la femme où il démolit la fameuse relation de cause à effet entre le voile et l'adultère.
«Si les hommes redoutent de voir les femmes succomber à leurs attraits masculins, pourquoi n'ont-ils pas instauré le port du voile pour eux-mêmes (...). Le fait d'interdire aux femmes de se montrer sans voile exprime la crainte qu'ont les hommes de perdre le contrôle d'eux-mêmes... chaque fois qu'ils se trouvent face à une femme non-voilée. Les implications d'une telle institution nous amènent à penser que les femmes sont considérées comme plus à même de résister que les hommes» (Kacem Amin, The liberation of the Woman Le Caire, 1928, p 65).
Des gestes éminemment symboliques ont contribué à faire tomber le voile des musulmanes. La politique de laïcisation amorcée en Turquie, dans les années 20, ont mené à l'abolition de la polygamie et à la réforme du code vestimentaire. En 1932, «Miss Turquie» a été déclarée «Miss Monde».
Cet événement a marqué le conscient collectif féminin tant en Turquie que dans les autres pays musulmans. En Iran, la reine et les princesses ont décidé d'abandonner le voile à compter de 1936. Au Maroc, c'est le Roi Mohamed V lui-même, également commandeur des croyants qui, en 1943, posa le geste audacieux de présenter en public sa fille, la princesse Aïcha, tête dévoilée. Mais au delà des symboles, c'est la généralisation de l'enseignement public qui a provoqué la «révolution tranquille» des femmes musulmanes. Des bancs d'école, elles ont réussi -l'espace d'une génération- à investir la vie publique jusque là réservée aux hommes.

Pas étonnant que l'une des principales mesures adoptées par la République islamique de l'Ayatollah Khomeiny en 1979, fut la «tchadorisation» massive et généralisée des Iraniennes. Depuis, la campagne du foulard «dit islamique» bat son plein.

Tout en reconnaissant le droit à toute femme musulmane qui, par choix personnel décide de se couvrir la tête, il faut se garder des généralisations abusives. Par exemple, Waffa Moussiyne -qui a défrayé les manchettes, le 2 décembre 1993, dans l'affaire du juge Alary et du foulard- n'a pas toujours porté le hijab, et sa mère qui vit au Maroc ne s'est jamais voilée. Il en va de même pour sa soeur Soad, une Québécoise d'adoption.

Le voile comme carte d'identité politique

Les femmes musulmanes ne constituent donc pas un groupe monolithique quant au choix de leur tenue vestimentaire. Beaucoup d'entre elles se battent actuellement, au prix de leur vie, contre le fanatisme religieux et ses symboles. Et c'est là où le voile devient une carte d'identité politique, érigé par les intégristes pour affirmer leur présence et leur visibilité.

Ce phénomène est apparu, il y a une dizaine d'années, dans le sillage de la révolution islamique en Iran et a donné lieu à une industrie fort lucrative. Les intégristes ont réussi le coup de force de «prendre l'Islam en otage», de l'interpréter à travers leur lunette politique qu'ils tentent d'imposer à coup de propagande et de guerre des symboles. En France, par exemple, lors de la controverse du foulard «dit islamique», en 1989, les intégristes sont parvenus à récupérer l'incident et en faire une «guerre de symboles» au nom de la liberté religieuse et des droits de la personne. Ils ont montré leur force en organisant une manifestation monstre où les Françaises converties étaient sur la ligne de front portant des banderoles sur lesquelles on pouvait lire «Le voile est notre identité». L'un des leaders de cette tendance, Daniel Youssouf Leclerc, président de la Fédération nationale des musulmans de France, un cadre polygame, a une idée bien arrêtée sur le voile:
«Je suis favorable à un voile complet. Mais alors, complet! Pas le Tchador que portent les musulmanes en ce moment et qui met en valeur les yeux et une partie du visage. Il ne faut aucun regard possible. D'abord, c'est plus moral, ensuite c'est plus excitant pour les relations sexuelles conjugales. Quand je vais en Algérie, je suis sevré pendant un mois à cause de toutes ces femmes cachées. Mettez-vous à la place d'un bon musulman qui arrive en France. Toutes ces filles nues... comment voulez-vous qu'il ne se sente pas provoqué?» (L'Événement du jeudi, 22 au 28 novembre 1990).
Du Pakistan en Algérie, en passant par l'Iran, l'Égypte, l'Arabie Saoudite, le Soudan, le Nigéria, etc... les manifestations de violence et d'intolérance impliquant l'«exigence» du voile se multiplient. Maniant la carotte et le bâton, les intégristes, dans leur «grande générosité», offrent des hijabs gratuitement, et dans certains cas, ils sont même allés jusqu'à payer pour le faire porter par des universitaires. Dans plusieurs pays musulmans, l'importation du hijab «dit islamique» fait une concurrence déloyale à la tenue vestimentaire traditionnelle, mais ce sont les jeunes femmes, principalement les étudiantes et les professionnelles, qui constituent la cible privilégiée de cette propagande.

Dans cette grande marche des intégristes vers la création de la «République islamique mondiale», il ne faut pas s'étonner si un jour vous entendez parler de la «barbe islamique», car c'est le sujet de l'heure dans certains milieux où la guerre des symboles -en l'absence d'une véritable réflexion théologique- a réduit les mosquées, ces superbes «maisons de Dieu» à de véritables succursales des mouvements politiques sous couvert de religion.

Source : Voile: les femmes musulmanes ne sont pas un groupe monolithique, La Presse, 15 janvier 1994, page B3.  Archivé à la Bibliothèque nationale du Québec

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Notes biographiques

Née au Maroc en 1951, de père marocain et de mère algérienne, cadette d'une famille de quatre enfants, Fatima Houda-Pepin devint la première musulmane élue au Parlement dans le monde occidental. Elle a prêté serment sur le Coran.

Son père décéda alors qu'elle était toute petite; sa mère prit la direction d'un commerce. «Elle fut mon modèle.» [La Presse, Nouvelles générales, dimanche 12 avril 1992, p. B3. La personnalité de la semaine. Richer, Anne]

Elle fit des études bilingues (français et arabe) à l'école publique à Casablanca; et étudia l'islam à l'école coranique. Elle obtint un baccalauréat en commerce et travailla ensuite comme bibliothécaire. Puis elle mit sur pied une maison de jeunes vouée à réinsérer des décrocheurs scolaires, drogués ou délinquants.

Elle avait 24 ans lorsqu'elle arriva au Québec en 1976, munie d'une bourse d'études et d'un amoureux "Québécois de souche" rencontré au Maroc.

Ici, elle obtint une maîtrise en sciences de l'information de l'Université McGill, une maîtrise en relations internationales de l'Université d'Ottawa, un baccalauréat en science politique de l'Université Laval, et un doctorat en relations internationales de l'Université de Montréal.

Elle fonda en 1978 le Centre maghrébin de recherche et d'information, qu'elle a présidé jusqu'à sa lancée en politique, en 1994.

À Montréal, ce centre faisait la promotion des femmes musulmanes au Québec et dans le reste du Canada. Il comptait 260 membres en 1992, et disposait alors d'un budget annuel d'environ 120.000$, provenant surtout de fonds gouvernementaux. «Initialement, on faisait des activités de sensibilisation pour combler un besoin d'information sur le Maghreb et les Maghrébins.»

Dans les années 1990, Mme Houda-Pepin assurait aussi la présidence du Comité consultatif sur les relations interculturelles et interraciales de la Ville de Montréal et participait au Comité consultatif sur les relations interethniques et raciales de la Commission des droits de la personne.

Elle fut aussi membre fondatrice du Comité d'intervention sur la violence raciste au Québec, du Comité de dialogue trilatéral entre juifs, chrétiens et musulmans au Québec, ainsi que du Groupe de travail sur le rapprochement entre les hindous et les musulmans du Québec.



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