David Rand, 2014-01-15
La réaction de CFI Canada à la Charte de la laïcité québécoise[1]
a été curieusement décevante, vu les prétentions de cet organisme de
prôner le « secularism » que nous pouvons traduire approximativement par
« laïcité ». Dans un communiqué de presse en date du 13 septembre 2013,
CFI-C a rejeté la Charte, affirmant que celle-ci viserait « le
mauvais but, de priver les gens de religion », ce qui est apparemment
leur manière plutôt bizarre de prétendre que la Charte menacerait la
liberté de religion.
Plus récemment, deux porte-parole de CFI Canada, Justin Trottier et Kevin Smith, ont signé un texte[2] dans le Globe and Mail de Toronto dans lequel ils vont encore plus loin, assimilant la Charte – qui favorise la neutralité religieuse des institutions d’État – au « fanatisme anti-religieux », une « menace » pour le voile musulman ! Selon eux, l’interdiction du port des signes et vêtements religieux par les fonctionnaires en service est comparable à la décision récente d’une agence de publicité à Vancouver de refuser un panneau d’affichage athée.
Aussi futile qu’une tentative de résoudre la quadrature du cercle – et bien plus ridicule ! – est la volonté de Trottier et Smith d’établir une analogie entre deux situations complètement différentes, voire diamétralement opposées : (a) la Charte qui établirait la neutralité religieuse de l’État, et (b) le refus d’un service dans le secteur privé. Dans le premier cas, il s’agit d’un code vestimentaire dans un lieu de travail, un code qui s’appliquerait à tous signes religieux sans discrimination afin d’assurer la neutralité politique et religieuse de la fonction publique québécoise. Dans le second, il s’agit d’une discrimination aux dépens d’une catégorie spécifique de citoyens, soit les athées, en leur refusant un service commercial normalement accessible à tous. Le premier est égalitaire, le second discriminatoire.
Il y a pourtant une éventualité impliquant les athées que l’on pourrait raisonnablement évoquer dans ce contexte, mais Trottier et Smith n’en parlent pas du tout. Considérons le cas d’un athée employé du secteur public et portant des symboles ostentatoires de son athéisme (par exemple un chandail avec des logos ou slogans athées) au travail. Dans ce cas, il serait raisonnable d’imposer un devoir de réserve pour tout le monde, sans discrimination – croyant ou non, y compris les athées – obligeant chacun de s’abstenir de telles manifestations partisanes visibles durant les heures de travail.
Rappelons que le projet de Charte québecoise comporte plusieurs dispositions : la séparation entre religion et État, la laïcité et la neutralité religieuse de l’État, l’égalité hommes-femmes, des mesures pour empêcher que les accommodements religieux violent ces principes et, finalement, la neutralité religieuse de la fonction publique. Aucune de ces dispositions ne pourrait poser le moindre problème pour quiconque souhaiterait vivre dans une société moderne. Pourtant, la dernière soulève la controverse : elle implique, pour les fonctionnaires de l’État, un devoir de réserve et donc une interdiction de porter des vêtements et signes religieux au travail. C’est cette interdiction qu’invoque CFI-C comme justification – ou est-ce plutôt un prétexte ? – de son opposition à la Charte toute entière.
Au fait, un devoir de réserve à l’égard des opinions politiques est déjà prévu dans la législation québécoise, et cette disposition de la Charte ne ferait qu’étendre ce devoir afin d’y inclure les signes et vêtements religieux. Cette extension est non seulement raisonnable, elle est sans doute déjà implicite dans la notion d’opinions politiques parce que les manifestations religieuses ostentatoires ont un aspect politique, surtout si celles-ci sont activement promues par les intégristes. Plus important encore, cette interdiction constitue une protection de la liberté de conscience du public – les utilisateurs des services de l’État – en lui fournissant des services dans un environnement exempt de manifestations de partisanerie politique et religieuse. Mais certains croyants, en particulier les intégristes, exigent que leur soit accordé le privilège d’une exemption au code vestimentaire au travail, un code qui devrait s’appliquer à tous et à toutes sans discrimination. C’est à ce privilège religieux que CFI-C accorde son appui.
Trottier et Smith affirment que, au lieu de cette Charte, le gouvernement du Québec devrait prendre d’autres mesures visant à promouvoir la laïcité, comme abroger les exonérations fiscales religieuses ou interdire la prière lors des réunions de conseils municipaux, etc. Mais cette dichotomie est fausse car l’un n’exclut pas l’autre. En effet, la Charte est un document quasi-constitutionnel qui établirait des principes directeurs pour toute politique et toute législation à venir. Ainsi, pour faire adopter toutes ces mesures laïques dans un avenir pas trop lointain, la Charte est notre meilleur espoir !
La Charte stipule la neutralité religieuse des municipalités aussi. Si la Loi 60 avait été en vigueur il y a quelques mois, la décision de la Cour d’appel du Québec dans le cas de Saguenay (permettant la prière au conseil municipal) aurait sûrement été bien différente. Souhaitez-vous la fin du financement public des écoles religieuses privées ? Il faut alors appuyer la Charte et exiger ensuite que le gouvernement du Québec la respecte ! Vous voulez que l’on se débarrasse du crucifix à l’Assemblée nationale ? Appuyez donc la Charte et le Gouvernement se verra ensuite contraint de l’enlever. En effet, la pression dans ce sens provenant des défenseurs de la Charte est déjà considérable et le gouvernement a récemment indiqué qu’il envisage d’enlever ce crucifix.
Mais si la Charte n’est pas adoptée, nous pourrons nous attendre à ce que toutes ces questions de laïcisation soient reléguées aux oubliettes, et ce, pour longtemps.
Finalement, dans une lettre de collecte de fonds en fin d’année 2013, CFI-C exprime ses « inquiétudes quant à la mauvaise interprétation, par le Gouvernement québécois, des principes de la laïcité ». L’assertion que les auteurs de cette Charte ou ceux qui l’appuient aient quoi que ce soit à apprendre de CFI-C en matière de laïcité est une insulte à tous les Québécois qui ont combattu si fort et depuis si longtemps pour la laïcité.
Ainsi nous pouvons, il me semble, répondre à la question posée dans le titre du présent texte : oui, CFI Canada a effectivement abandonné la laïcité, au Québec du moins. Pire encore, il a rejeté la laïcité là où elle a les meilleures chances d’être adoptée. On peut se demander pourquoi. Pourquoi cette opposition à une mesure quasi-constitutionnelle qui devrait être accueillie avec enthousiasme par tout défenseur de la laïcité ? En effet, les militants laïques au Québec sont massivement en faveur de la Charte, tout en critiquant de manière constructive ses lacunes.
Il suffit toutefois d’un regard rapide sur le contexte du débat actuel à propos de la Charte, en particulier en dehors du Québec, pour bien comprendre ce qui doit motiver CFI-C. L’opposition à la Charte a été très fortement colorée par une réaction viscérale contre le Québec et les Québécois. Comme nous chez LPA-AFT l’avons souligné dans la conclusion de notre mémoire[3] à l’appui du projet de loi 60 :
Tandis que Siddiqui diabolise le Gouvernement du Québec, CFI-C se permet de critiquer ce dernier de façon hautaine. Les deux font écho de la fausse accusation, si chère aux intégristes musulmans, que la Charte menace la liberté de religion. Au contraire, la Charte aide à protéger la liberté de conscience, et ce, de divers moyens. Un des ces moyens est une modeste et raisonnable contrainte à la liberté d’expression – non pas de religion – dans la fonction publique.
Tout porte à croire que CFI-C a adopté sa position anti-laïque simplement par manque de courage, à cause de son incapacité de faire face à l’extrême hostilité anti-Québec et les préjugés pro-religieux bien répandus. Pour le leadership actuel de CFI-C, la popularité est apparemment bien plus importante que toute question de principe. Il est plus facile de se plier à un fort préjugé populaire que de l’affronter. Compte tenu des prétentions de cette organisation de promouvoir la pensée critique, leur opposition à la Charte québécoise est, à mon avis, une honteuse trahison de la laïcité.
CFI Canada se ravisera-t-il dans un proche avenir ? Changera-t-il de cap pour appuyer la Charte ? Espérons-le. Mais sinon, je suggère un changement d’appellation : il devrait être rebaptisé CFRP Canada, où CFRP = Centre for Religious Privilege puisque c’est ce qu’il soutient : le privilège pour les croyants employés d’État d’étaler ostensiblement au travail leurs opinions politico-religieuses.
Ce texte est aussi disponible en format PDF.
vu ici
Plus récemment, deux porte-parole de CFI Canada, Justin Trottier et Kevin Smith, ont signé un texte[2] dans le Globe and Mail de Toronto dans lequel ils vont encore plus loin, assimilant la Charte – qui favorise la neutralité religieuse des institutions d’État – au « fanatisme anti-religieux », une « menace » pour le voile musulman ! Selon eux, l’interdiction du port des signes et vêtements religieux par les fonctionnaires en service est comparable à la décision récente d’une agence de publicité à Vancouver de refuser un panneau d’affichage athée.
Aussi futile qu’une tentative de résoudre la quadrature du cercle – et bien plus ridicule ! – est la volonté de Trottier et Smith d’établir une analogie entre deux situations complètement différentes, voire diamétralement opposées : (a) la Charte qui établirait la neutralité religieuse de l’État, et (b) le refus d’un service dans le secteur privé. Dans le premier cas, il s’agit d’un code vestimentaire dans un lieu de travail, un code qui s’appliquerait à tous signes religieux sans discrimination afin d’assurer la neutralité politique et religieuse de la fonction publique québécoise. Dans le second, il s’agit d’une discrimination aux dépens d’une catégorie spécifique de citoyens, soit les athées, en leur refusant un service commercial normalement accessible à tous. Le premier est égalitaire, le second discriminatoire.
Il y a pourtant une éventualité impliquant les athées que l’on pourrait raisonnablement évoquer dans ce contexte, mais Trottier et Smith n’en parlent pas du tout. Considérons le cas d’un athée employé du secteur public et portant des symboles ostentatoires de son athéisme (par exemple un chandail avec des logos ou slogans athées) au travail. Dans ce cas, il serait raisonnable d’imposer un devoir de réserve pour tout le monde, sans discrimination – croyant ou non, y compris les athées – obligeant chacun de s’abstenir de telles manifestations partisanes visibles durant les heures de travail.
Rappelons que le projet de Charte québecoise comporte plusieurs dispositions : la séparation entre religion et État, la laïcité et la neutralité religieuse de l’État, l’égalité hommes-femmes, des mesures pour empêcher que les accommodements religieux violent ces principes et, finalement, la neutralité religieuse de la fonction publique. Aucune de ces dispositions ne pourrait poser le moindre problème pour quiconque souhaiterait vivre dans une société moderne. Pourtant, la dernière soulève la controverse : elle implique, pour les fonctionnaires de l’État, un devoir de réserve et donc une interdiction de porter des vêtements et signes religieux au travail. C’est cette interdiction qu’invoque CFI-C comme justification – ou est-ce plutôt un prétexte ? – de son opposition à la Charte toute entière.
Au fait, un devoir de réserve à l’égard des opinions politiques est déjà prévu dans la législation québécoise, et cette disposition de la Charte ne ferait qu’étendre ce devoir afin d’y inclure les signes et vêtements religieux. Cette extension est non seulement raisonnable, elle est sans doute déjà implicite dans la notion d’opinions politiques parce que les manifestations religieuses ostentatoires ont un aspect politique, surtout si celles-ci sont activement promues par les intégristes. Plus important encore, cette interdiction constitue une protection de la liberté de conscience du public – les utilisateurs des services de l’État – en lui fournissant des services dans un environnement exempt de manifestations de partisanerie politique et religieuse. Mais certains croyants, en particulier les intégristes, exigent que leur soit accordé le privilège d’une exemption au code vestimentaire au travail, un code qui devrait s’appliquer à tous et à toutes sans discrimination. C’est à ce privilège religieux que CFI-C accorde son appui.
Trottier et Smith affirment que, au lieu de cette Charte, le gouvernement du Québec devrait prendre d’autres mesures visant à promouvoir la laïcité, comme abroger les exonérations fiscales religieuses ou interdire la prière lors des réunions de conseils municipaux, etc. Mais cette dichotomie est fausse car l’un n’exclut pas l’autre. En effet, la Charte est un document quasi-constitutionnel qui établirait des principes directeurs pour toute politique et toute législation à venir. Ainsi, pour faire adopter toutes ces mesures laïques dans un avenir pas trop lointain, la Charte est notre meilleur espoir !
La Charte stipule la neutralité religieuse des municipalités aussi. Si la Loi 60 avait été en vigueur il y a quelques mois, la décision de la Cour d’appel du Québec dans le cas de Saguenay (permettant la prière au conseil municipal) aurait sûrement été bien différente. Souhaitez-vous la fin du financement public des écoles religieuses privées ? Il faut alors appuyer la Charte et exiger ensuite que le gouvernement du Québec la respecte ! Vous voulez que l’on se débarrasse du crucifix à l’Assemblée nationale ? Appuyez donc la Charte et le Gouvernement se verra ensuite contraint de l’enlever. En effet, la pression dans ce sens provenant des défenseurs de la Charte est déjà considérable et le gouvernement a récemment indiqué qu’il envisage d’enlever ce crucifix.
Mais si la Charte n’est pas adoptée, nous pourrons nous attendre à ce que toutes ces questions de laïcisation soient reléguées aux oubliettes, et ce, pour longtemps.
Finalement, dans une lettre de collecte de fonds en fin d’année 2013, CFI-C exprime ses « inquiétudes quant à la mauvaise interprétation, par le Gouvernement québécois, des principes de la laïcité ». L’assertion que les auteurs de cette Charte ou ceux qui l’appuient aient quoi que ce soit à apprendre de CFI-C en matière de laïcité est une insulte à tous les Québécois qui ont combattu si fort et depuis si longtemps pour la laïcité.
Ainsi nous pouvons, il me semble, répondre à la question posée dans le titre du présent texte : oui, CFI Canada a effectivement abandonné la laïcité, au Québec du moins. Pire encore, il a rejeté la laïcité là où elle a les meilleures chances d’être adoptée. On peut se demander pourquoi. Pourquoi cette opposition à une mesure quasi-constitutionnelle qui devrait être accueillie avec enthousiasme par tout défenseur de la laïcité ? En effet, les militants laïques au Québec sont massivement en faveur de la Charte, tout en critiquant de manière constructive ses lacunes.
Il suffit toutefois d’un regard rapide sur le contexte du débat actuel à propos de la Charte, en particulier en dehors du Québec, pour bien comprendre ce qui doit motiver CFI-C. L’opposition à la Charte a été très fortement colorée par une réaction viscérale contre le Québec et les Québécois. Comme nous chez LPA-AFT l’avons souligné dans la conclusion de notre mémoire[3] à l’appui du projet de loi 60 :
« En proposant cette Charte, il [le Gouvernement du Québec] a soulevé l’opposition féroce de plusieurs éléments parmi les plus rétrogrades du Québec et du Canada. En tête de liste, citons les intégristes qui confondent délibérément religion et ethnie afin de lancer plus facilement de fausses accusations de racisme contre leurs opposants. Viennent ensuite les irréductibles tenants du multiculturalisme qui se laissent duper par cette propagande haineuse et improductive. Enfin, ferment la marche tous les francophobes qui profitent de la moindre initiative québécoise pour déverser leur fiel et leur haine viscérale envers le Québec. »De nombreux exemples de cette attitude haineuse pourraient être évoqués. Je n’en citerai qu’un seul : un article par Haroon Siddiqui paru dans le Toronto Star peu de temps après la publication du projet de Charte, intitulé « PQ goes all out in waging war on religious minorities » (« Le PQ s’engage à fond dans sa guerre contre les minorités religieuses »).[4] Siddiqui commence alors sa diatribe par un mensonge extravagant, son titre ; la suite est encore pire. Cet article n’est pas atypique des textes calomnieux anti-Charte que l’on peut lire fréquemment dans les médias anglo-canadiens.
Tandis que Siddiqui diabolise le Gouvernement du Québec, CFI-C se permet de critiquer ce dernier de façon hautaine. Les deux font écho de la fausse accusation, si chère aux intégristes musulmans, que la Charte menace la liberté de religion. Au contraire, la Charte aide à protéger la liberté de conscience, et ce, de divers moyens. Un des ces moyens est une modeste et raisonnable contrainte à la liberté d’expression – non pas de religion – dans la fonction publique.
Tout porte à croire que CFI-C a adopté sa position anti-laïque simplement par manque de courage, à cause de son incapacité de faire face à l’extrême hostilité anti-Québec et les préjugés pro-religieux bien répandus. Pour le leadership actuel de CFI-C, la popularité est apparemment bien plus importante que toute question de principe. Il est plus facile de se plier à un fort préjugé populaire que de l’affronter. Compte tenu des prétentions de cette organisation de promouvoir la pensée critique, leur opposition à la Charte québécoise est, à mon avis, une honteuse trahison de la laïcité.
CFI Canada se ravisera-t-il dans un proche avenir ? Changera-t-il de cap pour appuyer la Charte ? Espérons-le. Mais sinon, je suggère un changement d’appellation : il devrait être rebaptisé CFRP Canada, où CFRP = Centre for Religious Privilege puisque c’est ce qu’il soutient : le privilège pour les croyants employés d’État d’étaler ostensiblement au travail leurs opinions politico-religieuses.
Références
- Appelée d’abord la « Charte des valeurs québécoises » lorsque annoncée en septembre 2013, ensuite formellement intitulée « Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodement » lors de la publication du projet de loi 60 le 2013-11-07.
- « When atheist billboards and Muslim veils are both under threat, we need secularism » (« Lorsque les panneaux athées et les voiles musulmans sont tous les deux menacés, il nous faut la laïcité »), Justin Trottier et Kevin Smith, The Globe and Mail, 2013-12-13
- « Extraits de notre mémoire en appui du projet de loi 60 », Libres penseurs athées
- « PQ goes all out in waging war on religious minorities » (« Le PQ s’engage à fond dans sa guerre contre les minorités religieuses »), Haroon Siddiqui, The Toronto Star, 2013-11-09
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