jeudi 30 janvier 2014

Une histoire anodine. Une femme voilée dans un lieu public

(Québec) Une histoire anodine. Une femme voilée dans un lieu public. Pas d'incident ni de mots échangés. En fait, il n'y aurait pas d'histoire si ce n'était d'une photo et de quelques lignes dans un journal mensuel.

Le reportage est sobre et factuel. Il n'incite pas à la haine, au mépris ou à l'intolérance. À première vue, rien de dommageable.

Il en a pourtant résulté une poursuite de 150 000 $ contre le journal Les immigrants de la Capitale. La cause sera entendue le 5 juin.

Le problème vient de la photo. On y voit une femme en niqab avec un homme en t-shirt, coiffé d'une casquette, barbu. Son conjoint.

Sauf pour des proches, il semble impossible de reconnaître la femme et difficilement son conjoint. La Cour devra en décider.

La question fondamentale est cependant celle-ci : était-il d'intérêt public de montrer cette photo?

Dans le contexte de la charte, toute référence aux signes religieux et à l'expression d'intégrismes dans l'espace public semble pertinente.

Mais la frontière est parfois mince entre curiosité publique et intérêt public. On est ici à cette frontière, délicate, entre liberté de presse et protection de la vie privée.

La Cour suprême (Aubry c. Vice-Versa) a statué que le consentement est requis pour la publication d'une photo, sauf si celle-ci est en lien direct avec un événement public.

La scène du marché aux puces était-elle un événement public? Il y a ici place à débat.

Que le couple gagne sa cause ou pas, il n'obtiendra pas les 150 000 $ réclamés. Dans l'affaire Vice-Versa, les dommages ont été établis à 2000 $. Ça donne un ordre de grandeur.

Cette poursuite soulève aussi des enjeux sociaux et on sent ici un malaise.

L'avocat qui avait signé la poursuite s'est retiré pour des «raisons personnelles». Il a demandé à ne pas être nommé. Celui qui conseille le journal refuse aussi de s'identifier.

La communauté musulmane marche sur des oeufs. «Aucun commentaire. C'est une affaire entre un journal et un citoyen», se limite à dire le Centre culturel islamique de Québec.

Cette singulière histoire commence au Marché aux puces de Sainte-Foy le 10 juin 2012. Il est possible qu'elle ait commencé avant, mais pour les besoins du récit, on la fera partir de ce dimanche matin, de bonne heure.

La place du marché grouille de promeneurs. Le journaliste Mihai Claudiu Cristea, qui publie Les immigrants de la Capitale, y est aussi.

Il remarque la femme en niqab avec une poussette d'enfant.

De longs gants noirs et un voile qui ne laisse voir que ses yeux, «mis en évidence de façon très coquette par un contour de fard bleu ciel», note-t-il.

Le journaliste perçoit de la «consternation» et un «choc culturel» dans le public à la vue du niqab. Il en fait état dans son texte mais note qu'il n'y a pas eu d'incident. À distance, il prend une photo.

Lorsqu'il apprend par hasard le malaise causé par son reportage, le journaliste offre au couple de l'espace dans son journal. Les choses semblent s'arranger.

La poursuite atterrit six mois plus tard, en décembre 2012. Ahlem Hammedi et Saber Briki réclament des dommages pour perte de jouissance de la vie, atteinte à sa liberté de religion, à sa dignité et à sa réputation.

Mme Hammedi dit «avoir ressenti comme une grave atteinte à son honneur» et à celui de son mari, le passage voulant qu'elle ait été maquillée.

«Si une femme musulmane qui porte le niqab se maquille sous ce voile, elle est malhonnête et fausse», dit-elle.

«Notre cliente ne se maquille pas sous son niqab et elle n'est pas coquette», insiste l'avocat qui signe la procédure.

Ahlem Hammedi portait le niqab en Tunisie et a continué à le porter à son arrivée à Québec en 2011.

Par «conviction» et par choix personnel». C'est un «symbole de chasteté, de pudeur et surtout un signe de soumission à Dieu», a-t-elle expliqué.

Elle a fait ce choix «fièrement, librement et volontairement». Il ne lui a pas été imposé par son conjoint, précise la poursuite.

Le couple affirme avoir eu un «énorme déplaisir» à la vue de la photo, un «vif sentiment d'humiliation», de la «honte»et de «l'impuissance».

Dans une mise en demeure envoyée un mois après la publication, Mme Hammedi affirmait «ne plus se sentir à l'aise en marchant dans la rue car je crains qu'à tout moment, on pourrait me photographier sans que je le sache».

Six mois plus tard, elle n'osait toujours pas sortir, sauf pour aller au CLSC et chez le médecin. Même ses amis ne voulaient plus s'afficher à ses côtés.

Son épouse ne sortant plus, le conjoint a dû faire seul toutes les courses, ce qui affecte ses études, allègue la poursuite.

Je suis allé cogner à la porte du couple, dans une grande conciergerie près de l'Université Laval. Je n'ai pas eu de réponse ni de suivi à la note que j'ai glissée dans le cadre de porte.

J'avais plusieurs questions.

Mme Hammedi porte-t-elle encore le niqab?

La crainte d'être montrée du doigt dans la rue ne vient-elle pas davantage du niqab lui-même que d'une photo dans un petit journal?

Comment un étudiant et son épouse à la maison ont-ils pu payer plus de 13 000 $ de frais d'avocat pour la poursuite?

Pourquoi avoir changé d'idée après avoir accepté un arrangement?

Je lui aurais aussi demandé s'il y a eu des demandes ou des pressions dans la communauté musulmane pour lancer cette poursuite.

Je vous ai dit que l'histoire commence au Marché aux puces, mais qu'elle avait peut-être commencé avant.

Le journaliste Cristea le pense. Il voit dans cette poursuite une «vengeance» des «musulmans intégristes de Québec», pour ses écrits passés.

Dans son éditorial de janvier 2013, M. Cristea suggère que «le couple d'immigrants tunisiens a fini par prêter l'oreille aux chants de quelques "sirènes" [très minoritaires heureusement] de l'intégrisme islamique à Québec».

En mai 2007, le journal Les immigrants de la Capitale avait rapporté un entretien lors d'une journée portes ouvertes au Centre culturel islamique de Québec. Son interlocuteur exposait l'art de donner une «petite tape corrective» à son épouse. L'affaire avait fait remous.

En mai 2010, le journal avait rapporté les propos de l'imam égyptien Abdeladhim Ibn Badawy de passage à l'Université. Il était cette fois question de polygamie. Autre remous.

«Mes articles de juin dernier ont été la goutte qui a fait déborder le vase. Aujourd'hui, c'est le moment de la vengeance», perçoit M.Cristea.

Arrivé au Québec en 2001, le journaliste confie avoir été ébranlé par la poursuite. Il a depuis prolongé un «congé sabbatique» qu'il passe avec sa famille à Timisoara, en Roumanie, son pays d'origine, d'où il continue de diriger son journal.

S'il perd son procès, il fermera ce journal et ne reviendra plus au Québec, explique-t-il dans un courriel au Soleil.

«Question de principe. On va rester en Roumanie. Ou on va s'installer en France, là où, comme vous savez, pour le port du niqab dans la rue, on reçoit des amendes, pas des «dommages» ahurissants au tribunal, comme l'espèrent nos poursuivants plus ou moins visibles de Québec».

Un comité de soutien au journal Les immigrants de la Capitale et à la liberté de presse a été formé en février 2013. Ce comité assure ne pas avoir «de caractère islamophobe» et croit que l'islam a, comme les autres religions, sa place dans la société.

Des détails à l'adresse : http://www.soutien.immigrantscapitale.qc.ca.

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