mercredi 20 novembre 2013

Amina raconte ses prisons

Dimanche 1 septembre 2013
Rédigé par Martine GOZLAN le Samedi 31 Août 2013

Amina Sboui qui a fait de son corps nu une révolution dans la Tunisie sous pouvoir islamiste, a pu gagner la France pour y poursuivre ses études. Toujours déterminée, elle veut créer une ONG pour les prisonnières, ses ex-camarades de cellule à Sousse. Elle se dit anarchiste et athée, plus féministe que jamais mais a rompu avec les Femen. Rencontre, au lendemain de son arrivée, avec une exilée de 18 ans au jeune destin déjà très lourd.


Amina Sboui à Paris le 30 août
Amina Sboui à Paris le 30 août
 Elle est là, amaigrie et fatiguée, posée sur le divan d'une amie parisienne. Ses bagages ne sont même pas encore arrivés. En attente, quelque part dans l'inachevé, comme elle, Amina Sboui, qui émerge de son Tunis-Paris? On peut désormais écrire son nom. Décrire son destin, le récapituler ou l'anticiper, c'est autre chose. En 6 mois, cette jeune fille de 18 ans a fait davantage que beaucoup de ses ainées, même féministes, en 30 ans. Le dévoilement sur sa page Facebook  de son buste nu et calligraphié, le 1er mars, d'un sublime  " Mon corps m'appartient, il n'est l'honneur de personne" lui a fait frôler la mort, endurer la séquestration familiale, puis l'opprobre de la société, y compris  de la bonne société tunisienne progressiste, et enfin subir la prison. Elle était totalement seule, dans la lumière d'un acte individuel, saisi au vol sur l'éventail des révoltes radicales. Elle avait choisi Femen, elle s'était surtout choisie elle-même comme miroir de la condition infâme des femmes. Scandale à Tunis. Elle a quitté Femen. Scandale à Paris. Il semble qu'une jeune fille arabe n'ait jamais le droit d'osciller, de tanguer, de crier alors que sa vie tente de se frayer un chemin dans une société natale en convulsion, dans un monde maternel dévorant.
Son regard, qui a défié cousins, mère, salafistes, menaces de vitriol, policiers, juges, gardiennes de prison, matraques, voile imposé, son regard est absolument déterminé. Si l'on pouvait voyager dans ces grands yeux cernés par tant de cauchemars, on y verrait miroiter le seul eden comparable à l'amour, et peut-être plus fort que lui: ce rivage liberté dont nous jouissons tant que nous en avons perdu la passion.     

A sa libération, le 1er août, devant la prison de Sousse avec la blogueuse Lina Ben M'Henni
A sa libération, le 1er août, devant la prison de Sousse avec la blogueuse Lina Ben M'Henni
Pull bleu marine et collier africain, elle étire un long corps épuisé. " Mange un peu, reprends des forces!" supplient les deux amies, les mères féministes de substitution, son avocate Leila Ben Debba et la cinéaste Nadia el Fani, la réalisatrice de " Laïcité Inch Allah", elle-même visée par de sempiternelles menaces et exilée malgré elle tant les procès intentés par les islamistes lui vaudraient de prison en Tunisie. Leila Ben Debba porte un tee-shirt à l'effigie de Chokri Belaid, le leader du Front Populaire assassiné le 6 février 2013 par un commando salafiste. C'est ce jour-là, ou le lendemain, jour des obsèques de Chokri, qu'Amina avait décidé de faire quelque chose. De passer à l'action. De faire sa révolution.
" Et elle l'a fait! En Tunisie aujourd'hui, la révolution est devenue celle des femmes grâce à Amina!" s'enflamme l'avocate, " et pourtant je n'ai pas toujours dit ça! Je ne voulais pas qu'elle aille à Kairouan, je lui avais dit..."
A Kairouan, rendez-vous du congrès salafiste, où Amina est allée taguer simplement le mot " Femen" sur un muret, le 19 mai dernier.
Leila Ben Debba n'était d'accord sur rien avec cette enfant terrible. Aucune féministe n'était d'accord avec Amina. Même la jeune blogueuse Lina Ben M'Henni, symbole de la jeunesse du 14 janvier, hésitait. A la fin, l'enfant terrible les a toutes dépassées. Elles ont embrayé. Avec du retard. Longue solitude. Lina s'est excusée et s'est lancée dans le comité de soutien. Leila Ben Debba a mis sa robe d'avocate et affronté les coups et la haine devant le tribunal.
La prison. Des mots précis tombent froidement des lèvres d'Amina:
" On était 45 femmes dans 20 mètres carrés. Quand je suis arrivée dans la cellule, les gardiennes leur avaient dit que j'étais une putain, que j'étais juive, que je voulais que tous les musulmans soient athées"
Trois définitions des trois hantises qui attisent les délires dans les chaudrons arabes: le sexe, les juifs, l'apostasie.
" ça a duré trois jours, poursuit Amina, et puis elles ont compris qu'on leur avait menti. Moi aussi, j'ai compris que je ne devais pas avoir de préjugés contre ces détenues. Elles étaient accusées de vol, de prostitution, de se droguer, de meurtre aussi. Les conditions étaient très mauvaises. Un gardien, le chef des gardiennes, un homme, a battu devant moi une prisonnière enceinte. Et son stick s'est cassé sur les hanches de la femme. Et elle a perdu le bébé. Ensuite, elle a été battue sous la douche par trois gardiennes. Et d'autres choses...J'ai vu tout ça, j'ai dit que je dirais tout aux journalistes. C'est à ce moment là qu'elles ont porté plainte".
A ce moment-là, quand tombe le nouveau chef d'inculpation, Amina a très peur d'en prendre pour longtemps:
- " Pour 7 ans, peut-être! Je n'avais pas du tout confiance dans le pouvoir tunisien..."
Mais en juillet, le vent était en train de tourner, le djihad faisait rage sur les monts Chaambi, on égorgeait des soldats, on tuait un autre opposant, Mohamed Brahmi, le peuple descendait dans la rue, criait " Dégage!" à Ennahda. La Tunisie changeait, l'enfant terrible emprisonnée pour un tag devenait le symbole de l'injustice islamiste. L'étau de la solitude se desserre. Elle s'est tatoué un portrait d'Arafat sur le bras. Désormais, on manifeste pour Amina devant le tribunal. Les féministes la reconnaissent enfin comme l'une des leurs. Les progressistes ont fait des progrès.
Quand Amina sort de prison le 1er août, elle a le sourire radieux de ceux qui ont retrouvé une famille. Très  peu la sienne, en dehors d'un père qui l'a toujours aimée et soutenue, et d'un oncle qui avait même manifesté son soutien aux Femen. Non, ce que rejoint Amina les jours suivants, c'est la Tunisie, ample, solidaire. L'une rejoint le multiple. La solitaire est enfin happée, protégée par la foule qui, devant l'Assemblée Constituante, au Bardo, veut faire sa nouvelle révolution. Le 15 août, elle publie une nouvelle photo, buste nu, toujours mais barré d'un " We don't want your di-mocracy". Elle y allume sa cigarette au goulot d'un cocktail-molotov. Amina annonce qu'elle devient anarchiste.Puis qu'elle quitte les Femen.
Les Femen, celles qui sont allées la soutenir à Tunis et ont purgé un mois de prison, elle les a retrouvées hier soir dans leur fief du Lavoir moderne, qui avait brûlé voici quelques semaines. Celles-là, elle les aime. Pour le reste, elle " a peur que certaines actions favorisent les islamistes". Exactement ce que les opposants à Ennahda lui ont reproché avec violence quand elle a posté sa première photo! Au Huffington Post, la semaine passée, elle a même évoqué "l'islamophobie" et " un financement douteux". Elle a mentionné les Etats-Unis, Israël...Hantises du chaudron qu'elle vient de quitter. Hantises du malheur arabe dont aucune enfant arabe ne peut sortir  indemne.
Bien sûr, ce discours-là tournait autour d'elle.

La photo du 15 août: le temps de l'anarchie
La photo du 15 août: le temps de l'anarchie
" Islamophobie"? " Financement par Israël?" Lui fallait-il ce ticket d'entrée - de retour- dans une société dont elle a tout, mais vraiment tout, contesté?Les vieilles lunes s'abattent sur le jeune astre. 
La réaction est douloureuse à Paris. Les amies souffrent, impossible à nier, y compris dans ces colonnes. Elle est très jeune, impossible à oublier, et porte déjà une souffrance indicible. Caroline Fourest tweete: " Ne gardons des héroines que l'héroïsme". Inna Shevchenko ressasse ce qu'elle considère comme une trahison. Sur France-inter, Amina, le 29 août, met les points sur les I: " Je ne suis pas contre les juifs, je ne suis pas contre Israël, je suis contre les sionistes, voilà".
Cet après-midi, elle me précise: " Toutes ces questions, c'était dans l'air, chez les gens qui m'entouraient..." Enfant d'un climat, elle reste. Tout en rejettant radicalement ce climat-là qui l'avait aussi prise en otage.
D'"islamophobie", elle ne parle plus.
- Mais tu te définis  comment aujourd'hui, Amina?
- Je me définis comme féministe et athée. On partage les mêmes principes avec les Femen, mais on n'est pas d'accord sur les modes d'action.
- L'Islam? L'Islam et toi?
- Les religieux sont les ennemis des femmes. Les religions, ce sont juste des mots sur du papier".

Elle est allée très loin pour ce monde-là. Et elle va toujours très loin, la lycéenne de 18 ans qui fera sa rentrée le 3 septembre. En attendant d'acheter ses cahiers, elle rêve de fonder une ONG pour celles qu'elle a laissées là-bas, derrière les barreaux de la prison de Sousse. Et d'écrire un livre. Sur le rebord de la fenêtre, un minuscule palmier se hausse vers le soleil, un chat aux yeux d'or ronronne vers l'horizon. Bienvenue dans ta liberté, Amina.

Article publié sur le site:
http://www.marianne.net/martinegozlan/Tunisie-A-Paris-Amina-raconte-ses-prisons_a93.html

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